Cet article sera publié en 4 parties. 1ère partie le dimanche 3 avril, 2ème le dimanche 10 avril, 3ème partie le dimanche 17 avril et dans son intégralité le dimanche 24 avril 2022.

Partagez :

LA FORCE SECRÈTE DE NOS PENSÉES

H. Nur Artiran

« En vérité, chaque forme que l’homme recherche provient uniquement des pensées.
Pour cette raison, ne pense qu’à des choses qui sont belles et avenantes. Car la pensée est le fil de trame de la forme. »  RÛMÎ


« Le corps a été créé de terre. Les pensées sont comme de la semence, tu récoltes ce que tu sèmes.» 
RÛMÎ

 

 

Selon l’enseignement de Rûmî, les pensées qui nous habitent dirigent toute notre existence, qu’il s’agisse de notre existence matérielle ou spirituelle. Ce sont seulement à nos pensées que sont dus notre bonheur ou notre malheur, notre sentiment d’échec ou de réussite. Ce sont elles qui résident au cœur de tous nos sentiments. La pensée qui élève soudain l’homme au Trône suprême est celle-là même qui est susceptible de le renvoyer au plus bas des degrés aussi rapidement. Il s’agit là d’une vision très importante chez Rûmî : toutes les choses qui existent dans la création sont les reflets sur terre de la pensée universelle. Dans le Mathnawî, il dit : « Ô homme, tu n’es que pensée. Tout le reste n’est qu’un amas de chair et d’os. » La « pensée » n’est pas ici celle inutile et vaine qui peut, en un sens large, être attribuée aussi aux animaux, mais bien la bonne pensée, c’est-à-dire la pensée qui est entièrement divine, qui vient de Dieu. Ce distique, « Ô homme, tu n’es que pensée. Tout le reste n’est qu’un amas de chair et d’os », vise à montrer que toute chose ne provenant pas d’une telle pensée possède une caractéristique animale. Il se poursuit d’ailleurs ainsi:

 

Si ta pensée est une rose, tu es une roseraie. Si elle est une épine, tu es comme le fagot qu’on va jeter au feu. Si tu es subtil comme l’eau de rose, si tu exhales un doux parfum, les hommes t’appliqueront sur leur tête et leurs joues. Si tu exhales une odeur nauséabonde, ils te chasseront.

Les pensées qui nous traversent nous caractérisent, nous devenons ce que nous pensons : l’homme peut mener une vie divine, habité de pensées qui viennent de Dieu, ou une vie démoniaque. En outre, ces distiques manifestent bien que les pensées possèdent véritablement une odeur douce ou nauséabonde. D’ailleurs, dans une tradition prophétique, il est fait référence au parfum, qui est l’une des trois choses qu’aime le Prophète en ce monde. Ce doux parfum qu’évoque le Prophète, ce sont les parfums subtils et spirituels qui émanent des sentiments avenants et des belles pensées de l’homme.


La valeur réelle d’un homme est dissimulée derrière ses pensées. Pour cette raison, Rûmî a dit : « Ô homme, tu es ce que tu recherches. » Car l’homme s’efforce de chercher et de trouver à l’extérieur ce qu’il porte dans son monde intérieur, dans ses pensées. Et notre langue est comme un instrument qui véhicule à l’extérieur les pensées qui nous habitent intérieurement. C’est par l’intermédiaire de cet instrument que la nature réelle de l’homme apparaît et devient visible. Un hadîth du Prophète dit en ce sens : « L’homme est caché derrière sa langue », c’est-à-dire : il est caché derrière ses pensées. Car la langue ne peut exprimer sous forme de parole que les pensées qui existent en l’homme. Pour cette raison, il est dit dans la tradition soufie que la langue est la louche du cœur ou que le visage est le miroir du cœur. En vérité, le visage est un miroir divin. Mais ce qui s’y lit est à nouveau le reflet extérieur des pensées et sentiments divers qui existent à l’intérieur.


Car, selon Rûmî, « ce monde tout entier n’est qu’une pensée émanant de l’Intelligence universelle » (Mathnawî, livre II, 978). En effet, il appartient à une tradition qui énonce que toute chose a commencé d’exister à partir de la pensée divine et s’est singularisée ensuite en s’incarnant dans le verbe et dans la forme. Il l’illustre ainsi :

Considère ces maisons et ces palais avant leur édification : ils ressemblaient à un conte, dans l’esprit et dans la pensée de l’ingénieur. Ces édifices qui nous plaisent furent, au préalable, une pensée dans l’esprit de l’ingénieur. C’est cette pensée qui a amené les troncs de la forêt, les différents matériaux, de sorte que cet édifice charmant est apparu. L’origine, le fondement et le ferment de chaque art, de chaque industrie résident dans l’imagination et dans la pensée. Quelle en est l’origine si ce n’est l’imagination et la pensée ?

 

Il y a toujours, au commencement, la pensée qui se transforme ensuite en action, puis qui apparaît dans l’existence en tant que forme. Sache que telle a été depuis la prééternité la formation du monde. Dieu qui a créé le cosmos a, au préalable, exprimé la volonté de créer le monde, et ce n’est que par la suite qu’Il l’a créé conformément à ce souhait. D’où proviennent les accidents ? Des formes. Et d’où proviennent ces formes ? Des pensées. (Mathnawî, livre II, 965)

Le dernier distique est tout particulièrement important : tandis que les accidents apparaissent en tant que formes, les formes n’existent que par la pensée.


Que la pensée du Dieu créateur soit à l’origine du monde d’ici-bas, car la pensée est source d’action, a pour conséquence que nos pensées sont elles aussi la source de nos actions :

En vérité, chaque forme, chaque chose que l’homme recherche, apparaît à partir d’une pensée. (Grand Diwân, livre III, 1159)

D’où l’insistance de Rûmî sur l’importance de cultiver en soi les belles pensées :

Pour cette raison, ne pense qu’à des choses qui sont belles et avenantes. Car la pensée est le fil de trame de la forme. (Grand Diwân, livre III, 1170)

« La pensée est le fil de trame de la forme » est une parole extraordinaire. Nos pensées belles et laides font naître nos actions, et nos actions font naître les différentes formes. Et ces formes que nous avons amenées à l’existence de nos propres mains commandent, à la longue, toute notre vie. Pour le dire encore plus clairement, nous tissons avec le fil de la pensée l’étoffe, et puis nous la cousons de nos propres mains pour la revêtir. L’étroitesse, la largeur du vêtement, le fait qu’il tienne chaud ou froid, qu’il soit agréable ou non, sa couleur, son modèle sont entièrement le produit de notre travail et de notre effort ; c’est pourquoi nous n’avons pas le droit de dire quoi que ce soit à quiconque.

Cette doctrine selon laquelle « Le corps a été créé de terre. Les pensées sont comme de la semence. Tu récoltes ce que tu sèmes » a conduit les derviches à une importante valorisation de la pensée créatrice. À telle enseigne qu’ils firent montre d’une vigilance et d’une sensibilité extrêmes dans le choix des mots, même dans les conversations ordinaires. Cette posture est devenue le mode de vie de la voie mevlevie. Ainsi, par exemple, on préfère utiliser l’expression « sceller » la porte, la fenêtre au lieu de « fermer » ; « éveiller » le four, le feu, la lampe au lieu d’« allumer » ; « le faire reposer » au lieu d’« éteindre » ; « appliquer une aiguille » au lieu de « couper » ; « que Dieu y pourvoie » pour toutes choses épuisées au lieu de « c’est fini, il n’y en a plus » ; « pour que tu ne tombes pas » au lieu de « tu vas tomber » ; « pour que tu ne le renverses pas » au lieu de « tu vas le renverser » ; « il s’est rendu auprès de Dieu » au lieu de « il est mort ».
Car dans les mots tels que « ferme », « éteins », « allume », « coupe », « il n’y en a plus », « tu vas le renverser », « tu vas tomber », « il est mort », se cache une pensée négative, et, par conséquent, une expression négative. Ces exemples peuvent, bien évidemment, être déclinés de différentes manières en fonction de chaque facette de la vie. Le but pour le derviche est d’être attentif à ne pas employer, en aucune façon, des termes négatifs, mais de penser et de parler de manière « positive », c’est-à-dire créatrice à tout moment. Il s’agit ainsi d’être attentif à tous nos sentiments, imaginations et pensées, et, ce faisant, d’offrir à notre monde intérieur ainsi qu’à l’ensemble de l’humanité paix et beauté. Car les paroles pessimistes charrient avec elles les pensées négatives. Et les formes qui apparaissent avec de telles pensées ne seront jamais positives. Ce que l’on nomme, dans le langage contemporain, pensées et sentiments positifs et négatifs a toujours existé dans la littérature islamique à travers les expressions « husnu-l-zann », traduisant la bonne pensée, et « sû’u zann », la mauvaise. On s’accorde à reconnaître que le fait de nourrir de bonnes pensées est l’un des principes fondamentaux du mode de vie islamique. Car les pensées sont des repères cruciaux qui orientent nos objectifs et, partant, toute notre existence.
Étant donné notre aveuglement par rapport aux choses qui adviennent ici-bas, il est d’autant plus important de stimuler les pensées positives qui stimulent notre paix intérieure et la paix extérieure du monde. En effet, les choses les meilleures peuvent nous apparaître comme très laides selon notre état intérieur et la perception qu’il engendre. Inversement, nous pouvons désirer ardemment une chose sans importance qui va nous conduire au malheur. Car, nous l’avons rappelé, l’âme humaine ne peut concevoir les choses qui adviennent comme un tout et elle n’a pas la perception de certaines réalités.
La pensée négative nuit d’abord à l’homme et à son entourage. Car à quoi peut mener une vie basée sur des illusions et des conjectures erronées ? Cela peut conduire à ce que la médecine aujourd’hui nomme « dépression », qui est un trouble provenant généralement d’illusions qui font croire que sont réelles des choses qui ne le sont pas et à prendre nos décisions en fonction d’elles. D’où la plus grande confusion dans laquelle l’homme est jeté, comme un puits sans fond. Car ce sont bien nos pensées négatives qui peuvent transformer une chose irréelle en quelque chose de réel, comme le montre le Mathnawî :

Les enfants, dans une certaine école, avaient enduré des souffrances du maître et s’étaient lassés de l’excès de travail. Ils se consultèrent sur les moyens de mettre le maître dans l’embarras et de ne plus aller à l’école. Disant : « Aucune maladie n’atteint le maître qui le ferait éloigner de l’école durant quelques jours, de sorte que nous puissions échapper à cet emprisonnement dans l’école, cet ennui et ce travail des leçons. »
L’un des garçons, le plus intelligent, projeta de dire en voyant le maître : « “Pourquoi êtes-vous si pâle ? Êtes-vous malade ? Puissiez-vous aller bien ! Votre teint et votre couleur ont changé. Est-ce là l’effet de l’air froid ou de la fièvre ?”
Le maître sera quelque peu en proie à des illusions du fait de mes paroles. Toi aussi, mon frère, tu m’aideras de cette façon, et tout rentrera dans l’ordre. Quand le maître arrivera à la porte de l’école, dis : “Puissiez-vous bien aller, maître ! Que vous arrive-t-il ?” Alors l’illusion dont il souffre augmentera encore un peu avec tes paroles. Celui qui est en proie à l’illusion, même s’il est doué d’intelligence, finit par devenir comme fou. Après nous, que le troisième, le quatrième, le cinquième garçon expriment avec des paroles de ce genre qu’ils éprouvent de la tristesse et du chagrin à cause de la maladie du maître. Si trente enfants donnent ce message, et que les trente utilisent les mêmes expressions, la maladie deviendra nécessairement réelle. »
Tous les garçons lui dirent : « Bravo, ô toi le sagace ! Puisse la fortune demeurer toujours en ta faveur ! »
Aucun d’entre eux n’émit la moindre objection à cela, et ils firent tous ensemble un pacte irrévocable.
Et ensuite, le garçon meneur leur fit prêter serment à tous, afin qu’aucun d’entre eux ne trahisse leur secret. Le jour se leva, et les enfants allèrent, animés de ces pensées, de leur maison à l’école. Ils commencèrent tous à attendre à l’extérieur de l’école la venue de leur ami qui avait eu cette idée plébiscitée par tous. Ce garçon intelligent arriva, salua le maître et lui dit : « Puissiez-vous aller bien ! La couleur de votre visage est entièrement jaune. Êtes-vous malade ? »
Le maître se récria : « Je ne suis pas malade, je ne souffre de rien. Va t’asseoir à ta place, et cesse de raconter des sottises ! » Et d’ajouter : « Je n’ai rien », La force secrète de nos pensées répondit-il, mais la poussière d’une illusion mauvaise vint se déposer sur son cœur.
Un autre garçon vint et s’exprima de la même façon, si bien que l’illusion qui habitait le maître commença à croître. Lorsque les trente enfants tinrent le même discours, l’illusion du maître ne cessa de croître.
Le maître fut surpris de son état, il se sentit malade à cause de l’illusion et de la crainte. Il se leva, se drapa dans sa bure et se dirigea prestement vers sa maison.
Il avançait et, en même temps, il était intérieurement en colère vis-à-vis de sa femme, se disant : « Pourquoi ma femme n’a-t-elle pas remarqué ma maladie et m’a-t-elle envoyé à l’école dans cet état ? Du reste, son amour pour moi est faible. Elle ne s’est pas souciée de ma santé alors que je suis dans cet état déplorable. Elle ne m’a même pas informé de la pâleur de mon teint. De toute façon, elle a l’intention de se débarrasser de mon être vil le plus rapidement possible. »
Arrivé chez lui, rempli de ces pensées, il ouvrit rudement la porte. Les garçons l’avaient suivi jusqu’à sa maison.
Sa femme lui dit : « Est-ce que tout va bien ? Pourquoi rentres-tu si tôt ? Que Dieu te protège afin qu’aucun mal ne puisse t’arriver. »
Il dit : « Es-tu aveugle ? Regarde la couleur de mon visage et mon état ! Même les enfants s’apitoient sur moi ; ils s’intéressent à mon sort et s’aperçoivent que je suis malade, tandis que toi, tu n’es au courant de rien.
Bien que tu sois à la maison, par haine et hypocrisie, tu ne vois pas que je me consume et ne regardes pas mon état. »
Bien que sa femme lui répondît : « Messire, tu n’as rien. Ta préoccupation n’est rien d’autre qu’une illusion insensée et irréfléchie », son mari s’emporta : « Ô femme dévergondée, tu persévères encore dans ton entêtement. Ne vois-tu pas ce changement, ce tremblement, cette maladie qui m’affecte ? Est-ce ma faute si tu es aveugle et sourde ? Je suis préoccupé par ma propre peine, je suis devenu misérable du fait de la maladie. »
Elle dit : « Ô messire, je vais apporter le miroir pour que tu puisses regarder ton visage et comprendre que je suis innocente. »
« Va-t’en, dit-il. Puissiez-vous disparaître, toi et ton miroir ! Tu es sans cesse en train de nourrir de la haine, de garder rancune et de faire preuve d’entêtement à mon égard. Du reste, tu veux que je meure le plus tôt possible. Prépare sans délai mon lit, que je puisse m’étendre ; ma tête est devenue très lourde. »
Comme la femme s’attardait, le maître lui cria : « Ô femme détestable, plus vite ! C’est là les paroles que tu mérites ! » La pauvre vieille femme apporta la literie. Elle se dit en elle-même : « Il n’y a aucune solution, il est impossible de lui faire entendre raison. Il est rempli du feu de l’illusion. Si je lui dis qu’il n’est pas malade, il pensera que je suis coupable. Si je lui dis qu’il est malade, il deviendra réellement malade à cause de l’illusion. »
La mauvaise pensée, la mauvaise conjecture rend l’homme malade alors même qu’il ne l’est pas et qu’il n’a aucun chagrin. La femme pensa en elle-même : « Si je lui dis la vérité, si je lui dis qu’il n’est pas malade, il va se faire des idées : “Cette femme est mal intentionnée, elle désire rester seule. Elle veut me chasser de la maison, elle me raconte des histoires dans le but d’accomplir quelque mauvaise chose.” » Elle prépara son lit, et le maître s’y laissa tomber ; puis il se mit à pousser des soupirs et à gémir à cause de la maladie.
Le garçon sagace dit : « Mes amis, récitez votre leçon à haute voix ! » Lorsque les enfants se mirent à réciter à haute voix à nouveau, l’enfant sagace dit : « Mes amis, le bruit que nous faisons nuit au maître et le dérange. Notre bruit a augmenté le mal de tête de notre maître. » Celui-ci dit : « Ce garçon a parfaitement raison. Allez ! Partez : mon mal de tête s’aggrave et mon mal empire avec votre récitation. » Les enfants saluèrent jusqu’à terre et dirent : « Ô honorable maître, puissent la maladie et la crainte être éloignées de vous ! » Puis ils s’empressèrent de regagner leurs maisons, comme des oiseaux en quête de graines, et jouèrent durant toute la journée.
Leurs mères se mirent en colère contre eux, disant : « Vous êtes absorbés par les jeux alors que c’est un jour d’école. »
Chacun présenta des excuses, disant : « Mère, cesse de crier. Ce n’est pas notre faute. Par le décret de Dieu, notre maître est subitement devenu malade et souffrant. »
Leurs mères dirent : « Vos paroles ne sont que ruse et mensonge : il vous suffit de boire une bolée d’ayran1 pour inventer aussitôt une centaine de mensonges. Demain matin, nous irons rendre visite à votre maître pour découvrir en quoi consiste votre ruse. »
Les garçons dirent : « Allez-y, voyez si nous mentons ou si nous disons la vérité. » Au matin, les mères des garçons se rendirent à la maison du maître. Ce dernier était plongé dans le sommeil, comme quelqu’un de gravement malade. Il avait transpiré du fait de la multitude de couvertures ; il avait bandé sa tête et avait recouvert son visage avec la couverture. Il poussait lentement des soupirs et des gémissements. Toutes les femmes restèrent stupéfaites devant ce spectacle, disant : « Lâ hawl ! » (Dieu nous protège !)
Elles dirent : « Puissiez-vous aller bien, maître ! Qu’est-ce donc que ce mal de tête ? Nous jurons que nous n’étions pas au courant de cette situation. Comment se fait-il que vous soyez devenu aussi subitement que cela malade et alité ? »
Il répondit : « Moi aussi, je n’en étais pas conscient. Ces garçons m’ont informé de ma maladie. J’étais  absorbé dans ma leçon, inconscient de ma peine ; je ne me rendais même pas compte qu’il y avait en moi une maladie aussi grave que celle-là. » (Mathnawî, livre III, 1522).

Ce conte, qui raconte comment un maître dupé par les paroles des enfants est tombé gravement malade à cause d’illusions alors même qu’il ne souffrait d’aucun trouble, est une illustration de la manière dont les pensées influencent l’âme et dirigent les actions de l’homme. Prendre au sérieux les illusions influence tous les sens de l’homme. Un hadîth dit : « Si vous prétendez être malade alors que vous ne l’êtes pas, vous deviendrez effectivement malade. » Et Rûmî exhorte dans le Mathnawî (livre III, 1580) à prendre cette tradition prophétique au sérieux. Car, comme cela a été énoncé plus haut, la pensée est comme une semence : quelle que soit la pensée qui est semée, celui qui la sème en récolte certainement le fruit. Mais il convient de savoir que les événements ne peuvent être interprétés comme l’incarnation absolue de nos pensées. « Cet état consiste, le plus souvent, à ressentir, à voir et à entendre ce que nous vivons sous le prisme de nos propres pensées et sentiments. » Car même si l’événement vécu est différent, nos pensées dirigeront tous nos sens comme elles le souhaitent.
De même, le fidèle conçoit Dieu conformément à ses pensées. Aussi Se manifeste-t-Il selon les conceptions que le croyant se forge : « Si vous Me concevez comme Celui qui aime les hommes, Je deviens Celui qui aime les hommes ; si vous Me concevez comme le Contraignant, Je deviens le Contraignant. » Rûmî a adressé un avertissement particulièrement sévère à l’encontre de ceux qui, en dépit de tant de paroles, nient l’importance de la pensée dans la vie de l’homme :
Des milliers de mondes disparaissent subitement à cause d’une seule pensée qui traverse le cœur. Considère attentivement ces gens innombrables : ils sont tous absorbés dans une pensée, et s’écoulent sur terre comme un torrent.

Aux yeux des gens, la pensée est une chose insignifiante. Mais elle charrie le monde entier derrière elle comme un torrent. Tu vois bien qu’en ce monde chaque talent, chaque art survient avec une pensée. Pourquoi deviens-tu aveugle et abêti au point que le corps te paraît aussi grand que Salomon, tandis que la pensée te semble aussi petite qu’une fourmi ? Pourquoi la montagne paraît-elle à tes yeux comme étant immense, tandis que la pensée te semble aussi minuscule qu’une souris ?
Ô toi qui es plus bas que l’âne ! De même que la pierre est inconsciente de toutes choses, tu es aussi inconscient du monde de la pensée. Tu es ignorant du monde de la pensée ; c’est parce que tu ne connais pas l’importance de la pensée que tu la prends à la légère. (Mathnawî, livre II, 334-335)
Celui dont les sentiments, les pensées, les paroles et les conversations sont négatifs ne pourra trouver paix et quiétude ni dans son monde intérieur ni dans son entourage. À l’inverse, il existe certains hommes qui, loin d’être captifs des pensées, ont rendu eux mêmes toutes les pensées captives. Aucune pensée ne peut avoir sur eux la moindre emprise. Ne peuvent atteindre cette station spirituelle élevée que ceux qui ont abandonné toutes choses, hormis l’amour.
Mon rang est au-dessus des pensées. Parce que je suis passé au-delà des pensées ; je voyage en dehors et au-delà des pensées.
Je gouverne les pensées, je ne suis pas gouverné par elles. C’est parce que les autres hommes sont les esclaves de leurs pensées que leur cœur est malade et affligé. Quand je désire m’affranchir et m’extraire du milieu des gens qui sont asservis par leurs pensées, je fais à dessein comme si j’étais absorbé par mes propres pensées. Je ressemble à un oiseau du zénith, tandis que la pensée est une mouche. Comment la mouche pourrait-elle bien m’atteindre ? À dessein, je descends des hauteurs afin que les malheureux dont les pieds sont brisés puissent m’atteindre et bénéficier de mon influx spirituel. Mais quand je me lasse de ce bas monde vil et des attributs inférieurs, je prends mon envol dans les hauteurs comme les oiseaux qui déploient leurs ailes rang par rang. (Mathnawî, livre II, 3556)
Ceux qui ont poli leur cœur en se remémorant Dieu et en accomplissant des œuvres bonnes se sont affranchis des couleurs, des parfums et des pensées : ils ressentent à chaque instant la joie et la beauté de leurs actions. Ils ont abandonné la forme, l’apparence, l’écorce de la connaissance pour saisir son essence et son sens profond : ils ont brandi l’étendard de la vision certaine. Ils se sont libérés de leurs pensées et du fardeau de leurs sentiments, de sorte qu’ils sont parvenus à la lumière. Ils ont sacrifié leur moi sur l’autel de Dieu et sont devenus une mer de la connaissance mystique. (Mathnawî, livre I, 3492)

Alors que certains hommes vivent assujettis aux pensées et idées fausses, d’autres sont parvenus à un tel degré d’élévation qu’ils ont asservi toute pensée ou tout sentiment. Pour ces sages, les désirs ou les souhaits qui n’appartiennent pas à la volonté divine ne sont pas à considérer : ils sont semblables à une mouche qui ne ferait que virevolter devant nous. En revanche, ces hommes sont parvenus à un tel degré spirituel qu’ils sont attachés à suivre seulement la pensée universelle divine. Ceux qui sont amoureux non de la maison mais du propriétaire de la maison ne peuvent être dominés par aucune sorte de pensée. Les amoureux de Dieu gouvernent les pensées. C’est la raison pour laquelle il faut à tout prix ne pas laisser nos pensées divaguer, et les maintenir sous contrôle. Celui qui est sous l’emprise de pensées fondées sur l’illusion ressemble à un véhicule hors de contrôle : on ne peut savoir quand et où il entrera en collision. Il ne pourra trouver la paix durant toute sa vie. Les pensées peuvent être comparées aux aliments que l’on ingère par la bouche. De même que les mets rassis et gâtés empoisonnent l’homme, les pensées et les sentiments erronés empoisonnent également l’homme, bien que d’une autre manière, et le rendent malade. Parfois, les pensées qui paraissent insignifiantes deviennent, avec le temps, un torrent impétueux qui nous entraîne dans un bourbier.
Mevlânâ compare ce genre de pensées qui assaillent l’homme à une nuée de guêpes. Il n’y a qu’un seul moyen de se libérer d’une nuée de pensées qui est comme une guêpe.

Une nuée de guêpes attaque un homme nu. Afin d’échapper aux piqûres des guêpes, l’homme saute aussitôt dans l’eau. Les guêpes tournoient sans cesse au-dessus de lui, et dès qu’il sort sa tête de l’eau, elles le piquent aussitôt sans ménagement. L’eau est la remémoration de Dieu, et les pensées qui sont susceptibles de nous nuire sont comme une nuée de guêpes. Plonge dans l’eau de la remémoration de Dieu, retiens ton souffle, montre de la patience, afin d’être délivré des pensées et des suggestions diaboliques anciennes. Ensuite, tu prendras toi-même la nature de cette eau limpide, de la tête aux pieds. À telle enseigne qu’à l’image de cette méchante guêpe qui craint l’eau, elles auront également peur de t’approcher et s’enfuira loin de toi. (Mathnawî, livre IV, 435)

Comme on peut le voir, l’invocation de Dieu est la correspondance intérieure de la substance la plus précieuse qui soit, l’eau. Par conséquent, de même que l’eau purifie le corps, de même l’invocation de Dieu purifiera l’âme de tous les mauvais sentiments et nous délivrera de la nuée des pensées qui ressemblent à des guêpes.
Les pensées négatives que les derviches s’efforcent de chasser et qu’ils s’évertuent à bannir de leur langage ont aussi une influence dans l’éducation des enfants. Les paroles négatives que l’on prononce, qui semblent anodines, agissent sur l’esprit des enfants. Les enfants qui grandissent avec les paroles telles que « Arrête », « Cesse », « Ne fais pas cela », « Tu vas casser », « Tu vas renverser », « Tu vas abîmer », « Tu vas tomber », « Ne touche pas à cela » ne risquent-ils pas de perdre confiance en eux ? Comment peuvent-ils retrouver le courage d’agir qu’ils portent en eux-mêmes ? C’est en raison de cela, on l’a déjà dit, que les mevlevis mettent le plus grand soin à ne pas prononcer de phrases négatives. Car chaque parole est accompagnée d’une énergie élevée et très secrète qu’elle recèle en elle, et percute celui qui est en face. Elle prend, en fonction de sa nature, la personne sous son emprise. Si la parole était dépourvue d’énergie, pourquoi dirait-on que la blessure causée par une épée guérit, mais pas celle occasionnée par la langue ? Et pourquoi Mawlâna a-t-il commencé le Mathnawî en disant « Écoute » ?
Les pensées émanant des personnes de notre entourage et qui nous atteignent influencent tout autant notre vie que les voix, les paroles, les pensées qui viennent de notre for intérieur. Rûmî a une très belle parole à ce propos : « C’est l’habitude qui est la cause tant de la cécité de l’œil de l’amoureux que de la surdité de son oreille. » C’est-à-dire : tant que l’amoureux n’aura pas fermé son œil et son oreille aux pensées et aux sentiments provenant de l’extérieur, il ne pourra ressentir de la joie et vivre l’amour qui habite son propre monde intérieur. Si Majnûn, cette figure de l’amoureux dans la littérature populaire arabe, avait agi conformément à l’opinion et à la conception des choses de son entourage, jamais il n’aurait même remarqué l’existence d’une femme comme Laylâ, qui dit-on n’était pas d’une si grande beauté.
Inversement, on ne peut obtenir le succès, la paix et le bonheur au seul moyen d’une pensée positive, bonne et créatrice. Il importe d’incarner la pensée en cause par les actes. Aussi longtemps que nous ne donnons pas une existence formelle à nos pensées, elles resteront dans un coin comme une graine inutile. Peut-être pourront-elles pourrir et devenir vermoulues, et, à la longue, venir nous ronger. Si la bonne pensée est le premier pas à accomplir pour une existence paisible vécue dans la quiétude, le second est d’œuvrer avec dévouement, de faire preuve d’effort et de labeur en ce sens.
Si tous tes sens charnels se soumettent à tes pensées et sens divins, à la connaissance, même les sphères célestes se soumettront alors à tes désirs. Aucun de tes désirs ne restera inexaucé. (Mathnawî, livre II, 3249)

H. Nur ARTIRAN
RÛMÎ – L’épreuve de l’amour - bayard

 

1Boisson lactée à base de yaourt et d’eau légèrement salée.